L’accession soudaine au pouvoir du capitaine Ibrahim Traoré au Burkina Faso a suscité des vagues d’enthousiasme, d’espoir et de débats en Afrique et dans l’ensemble du Sud. Son image de rebelle – célébrée par des peintures murales, des TikToks et des manifestations de la diaspora – évoque un esprit panafricain et anti-impérialiste qui rappelle Thomas Sankara. Mais on lui attribue beaucoup de choses qu’il n’a ni dites ni faites, notamment l’utilisation généralisée d’une propagande générée par l’intelligence artificielle qui tente de le dépeindre comme idéologiquement et pratiquement supérieur à ce qu’il est réellement. Pourtant, pour des millions de personnes confrontées au pillage impérialiste, à une crise économique extrême et à l’effondrement de l’État en Afrique, en Asie du Sud et en Amérique latine – des régions encore marquées par un passé colonial draconien – Traoré se présente comme un phare de l’espoir révolutionnaire.
Dans une perspective marxiste, l’apparence doit être testée par rapport à l’essence, et la forme doit être évaluée en fonction de son contenu. Tout en reconnaissant le processus social révolutionnaire qui a conduit à l’ascension de Traoré et les mesures relativement radicales adoptées sous son règne, nous devons émettre une note critique de prudence. L’absence d’une direction marxiste sous la forme d’un parti révolutionnaire, le manque de pouvoir ouvrier et d’organisations démocratiques, ainsi que la militarisation croissante de la vie politique sont les germes d’une dégénérescence autoritaire. Les événements au Burkina Faso reflètent généralement à la fois les forces et les faiblesses typiques de bouleversements similaires dans le Sud global d’après-guerre, processus qui ont souvent abouti à l’avènement puis à la chute ou à la dégénérescence de régimes similaires.
Toutefois, avec l’effondrement du stalinisme dans l’Union soviétique et en Europe de l’Est, la dégénérescence du stalinisme chinois en un régime stalinien capitaliste d’État et la crise mondiale sans précédent du capitalisme, la viabilité de ces régimes a été considérablement réduite. Par conséquent, leur vie historique a été considérablement raccourcie. Pire encore, le fait que Traoré se tourne vers les puissances impérialistes émergentes de l’Est – la Russie et la Chine – et qu’il devienne un homme fort à l’autorité incontrôlée augmente le risque de transformer une révolte populaire de masse en dégénérescence et en régression.
Cette résolution est une tentative préliminaire d’évaluer le bilan de Traoré, de contester les attaques impérialistes occidentales (en particulier celles de l’AFRICOM) et d’affirmer que seule une révolution socialiste – menée par le prolétariat en alliance avec d’autres couches exploitées – peut libérer le Burkina Faso, l’Afrique et le monde de la tyrannie impérialo-capitaliste.

Des avancées réelles sous le régime Traoré
La transition militaire de Traoré a incontestablement apporté des avantages tangibles au peuple burkinabé. En un peu plus d’un an, son gouvernement a :
– Récupéré une partie de la richesse nationale : la création d’une raffinerie d’or nationale et la renégociation des contrats miniers ont renforcé le contrôle de l’État sur les ressources naturelles. Les revenus qui étaient auparavant entièrement pillés par les multinationales sont désormais partiellement réorientés vers le développement national.
– Revitalisé l’agriculture : l’État a distribué gratuitement des engrais, des équipements modernes et des semences améliorées, renforçant ainsi la sécurité alimentaire et développant la transformation locale du coton, du maïs et des tomates.
– Lancé des infrastructures sociales : plus de 1000 familles déplacées ont été réinstallées à un coût abordable. De nouvelles écoles et cliniques sont en cours de construction. Des projets d’électrification rurale et d’adduction d’eau compensent des décennies de négligence.
– Remise en cause du néocolonialisme: l’expulsion des troupes françaises, la résiliation des accords de sécurité et le slogan généralisé « La France doit tomber ! » reflètent une conscience anti-impérialiste croissante.
Il ne s’agit pas de réalisations mineures. Elles reflètent des mesures qui tentent de servir le peuple – même si ce n’est pas sous son contrôle démocratique direct – au milieu de contradictions impossibles : ruine nationale, sabotage du FMI, crise climatique et insurrection.
Le culte du capitaine
Si la popularité de Traoré est compréhensible, elle devient de plus en plus problématique. Son image – souvent photoshopée avec celles de Che Guevara et de Sankara – n’est pas seulement un symbole de résistance. Elle devient rapidement un culte de la personnalité, remplaçant l’organisation politique. Les marxistes savent que l’émancipation des masses laborieuses ne peut dépendre d’un individu ou d’un secteur de la société, aussi radical ou bien intentionné soit-il. Les personnalités qui apparaissent comme des sauveurs et tentent de combler le vide organisationnel ou politique laissé par une classe sociale sont une caractéristique du bonapartisme, dont le caractère est déterminé par sa base de classe et les intérêts de classe qu’il sert. Cependant, même les bonapartismes de gauche ont tendance à servir de médiateurs entre les classes, à supprimer l’initiative indépendante de la classe ouvrière et à gouverner d’en haut, tout en prétendant agir au nom du peuple.
En outre, même les « faveurs » accordées aux travailleurs et aux paysans ont souvent un coût : avantages, privilèges et parfois corruption pure et simple et pillage par l’élite bureaucratique au pouvoir. La tâche des marxistes n’est pas de célébrer aveuglément les mouvements ou de se laisser emporter par eux. Nous défendons les acquis, soulignons les lacunes, critiquons les réactionnaires et mettons en lumière les contradictions internes afin d’aiguiser la fibre révolutionnaire.
En ce sens, en l’absence d’organes démocratiques du pouvoir des travailleurs, des paysans et des militaires, le régime de Traoré reste dirigé et militarisé. La dissidence est réduite au silence. Des journalistes ont été arrêtés. Des manifestants ont disparu. Ce sont là de sérieux signaux d’alarme.
L’expérience vénézuélienne récente en est l’illustration. Hugo Chávez a été célébré dans le monde entier pour avoir défié l’impérialisme, nationalisé le pétrole et lancé des programmes sociaux. Mais son régime n’a jamais aboli le capitalisme et n’a pas exercé de contrôle démocratique sur les travailleurs organisés. Au fil du temps, surtout après la mort de Chávez, le pouvoir est devenu de plus en plus centralisé. La dissidence a été réprimée, les syndicats ont été affaiblis et des alliances ont été conclues avec les capitaux chinois et russes. Le régime actuel du Venezuela n’est que l’ombre des espoirs suscités par la révolution bolivarienne. Le Burkina Faso est confronté à un danger similaire, peut-être même de manière plus aiguë, étant donné les origines militaires du pouvoir de Traoré.
L’impérialisme oriental n’est pas une alternative
La politique extérieure « anti-impérialiste » de Traoré s’engage sur un terrain dangereux. Avec le départ de la France, le Burkina Faso se tourne désormais vers la Russie pour les armes et vers la Chine pour les infrastructures et les investissements, une approche partagée par d’autres États du Sahel.
Les marxistes rejettent l’illusion que les alliances avec Moscou ou Pékin représentent une libération. Il ne s’agit pas d’alternatives progressistes, mais de puissances impérialistes rivales. Le groupe russe Wagner a commis des abus brutaux au Mali et en République centrafricaine, en extrayant des minerais pour le profit. L’initiative chinoise Belt and Road est notoirement connue pour ses conditions cachées, ses prêts prédateurs, ses dégâts environnementaux et sa répression du travail. Si un État ouvrier révolutionnaire peut parfois être contraint d’utiliser tactiquement à son avantage les confrontations entre un bloc impérialiste contre un autre, ces engagements doivent être strictement temporaires et tactiques. Justifier idéologiquement ou accepter un bloc comme un « moindre mal » ou « relativement avancé » est une trahison politique et morale.
De telles tactiques ne peuvent être gérées correctement que par un État révolutionnaire doté d’une direction marxiste et sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière. Au Burkina Faso, sans une telle base, ces engagements et accords commerciaux ou d’investissement risquent de corrompre, de saper et de faire dérailler l’ensemble du processus révolutionnaire.
La libération ne consiste pas à choisir des maîtres. Elle doit être obtenue par la lutte des classes, la mobilisation des masses et la construction d’un parti révolutionnaire international, dans le but de mettre le pouvoir entre les mains de la classe ouvrière, en alliance avec les paysans et les soldats.

L’hypocrisie de l’AFRICOM mise à nu
De récentes déclarations du commandant de l’AFRICOM américain, le général Michael Langley, accusent le régime de Traoré de « recul démocratique » et affirment que le Burkina Faso « manque à ses obligations envers son peuple ».
Où était l’AFRICOM lorsque la démocratie était étranglée par la dette, les bases militaires françaises et les régimes fantoches à travers l’Afrique ? Pourquoi les États-Unis soutiennent-ils les dictatures en Égypte, en Arabie saoudite, au Pakistan, au Rwanda et ailleurs, tout en condamnant le Burkina Faso pour avoir défié son ancien colonisateur ?
La préoccupation de l’AFRICOM n’est pas la démocratie, mais le contrôle impérial des ressources et de l’importance stratégique de l’Afrique de l’Ouest. Traoré est une menace pour Washington non pas parce qu’il est autoritaire, mais en raison de sa désobéissance (jusqu’à présent).
L’AFRICOM doit être démasqué comme un instrument de pillage capitaliste, de guerre des drones et de gestion néocoloniale. Leur critique de Traoré n’est pas fondée sur des principes, mais sur l’opportunisme politique.
L’espoir sans électricité est dangereux
Traoré reste populaire. Son ascension reflète le besoin réel, dans l’ensemble du Sud, de dirigeants qui défient l’Occident et garantissent les besoins fondamentaux et la justice.
Au Burkina Faso, cet espoir se fonde sur des souffrances et des progrès réels.
Mais l’histoire nous met en garde : sans une direction marxiste ancrée dans l’organisation indépendante des masses, ces mouvements finissent souvent par être trahis. Dans le Venezuela de Chavez, la révolution a finalement été désarmée par sa dépendance à l’égard du contrôle par le haut et des compromis avec le capital. Il y a quelques décennies, en Éthiopie, nous avons assisté à la crise et à l’effondrement du régime bonapartiste de Mengistu, suivi par les promesses initiales de Meles Zenawi, qui ont rapidement cédé la place au néolibéralisme et à la répression. Des trajectoires similaires se sont déroulées au Yémen, en Angola et au Mozambique, où les espoirs révolutionnaires ont finalement été anéantis non seulement par des interventions impérialistes étrangères, mais aussi par de profondes contradictions internes et des faiblesses structurelles.
Le processus révolutionnaire au Burkina Faso risque de se désintégrer à l’intérieur du pays pour les mêmes raisons, ou des raisons similaires.
La voie du socialisme révolutionnaire
Les marxistes ne s’opposent pas aux régimes militaires simplement en raison de leur forme, pas plus qu’ils ne les soutiennent sans critique simplement parce qu’ils semblent progressistes. Nous défendons les acquis, dénonçons tout ce qui est réactionnaire et luttons pour la prise du pouvoir par la classe ouvrière à travers un parti révolutionnaire.
Nous formulons les demandes suivantes :
– Les impérialistes hors du Burkina Faso ! Non à l’intervention impérialiste occidentale, aux sanctions et aux coups d’État !
– Pour une assemblée constitutionnelle révolutionnaire, démocratiquement élue par le peuple et chargée de rédiger une nouvelle constitution reflétant les aspirations révolutionnaires des masses burkinabés.
– Créer une milice populaire en armant les ouvriers, les paysans et les étudiants pour défendre la révolution contre les attaques impérialistes.
– Réforme agraire radicale, redistribution des propriétés des élites locales ou des sociétés étrangères aux paysans ; soutien à l’agriculture collective et à la révolution verte par le biais de la planification étatique et des technologies modernes.
– Abolition des privilèges de classe et des systèmes de commissions dans l’armée. Égalité de rémunération entre les officiers et les soldats. Les officiers doivent être élus par les comités de soldats.
– Nous soutenons les mesures anti-impérialistes telles que l’expulsion des troupes françaises. Nous exigeons la récupération des mines et la nationalisation des secteurs clés de l’économie, qu’ils soient contrôlés par des sociétés impérialistes ou par la bourgeoisie locale. Nous exigeons l’annulation/expropriation totale et inconditionnelle de toute la dette impérialiste.
– Organisation indépendante de la classe ouvrière, y compris le soutien aux syndicats, aux coopératives paysannes, aux mouvements d’étudiants et de jeunes.
– Créer des conseils d’ouvriers et de paysans – organes démocratiquement élus du pouvoir de classe d’en bas – pour planifier l’économie et jeter les bases d’un nouvel État révolutionnaire construit d’en bas.
– L’abolition totale de toutes les lois réactionnaires et oppressives contre les femmes. Mettre fin à toutes les formes de discrimination et d’oppression fondées sur le sexe. Garantir l’égalité des droits, des salaires et de la représentation des travailleuses dans tous les secteurs de la société. Offrir un congé de maternité de six mois à plein salaire, ainsi que des soins médicaux complets financés par l’État pour les mères et les enfants. Éliminer la division artificielle entre le travail domestique et le travail industriel par la socialisation du travail domestique et la pleine participation de tous les sexes dans les deux sphères.
– Rompre avec tous les blocs impérialistes, tant à l’Est qu’à l’Ouest. Rejeter l’OTAN et les BRICS. Exiger le retrait du groupe Wagner.
– Transparence totale de tous les accords internationaux. Soumettre les accords commerciaux, d’investissement et d’infrastructure à un examen public. Tous les accords secrets conclus avec des puissances impérialistes et d’autres États doivent être dévoilés et annulés s’ils portent atteinte aux intérêts des masses laborieuses. Tous les traités ou accords visant à faciliter le développement des infrastructures, l’industrialisation ou le transfert de technologies doivent être totalement transparents et toutes les clauses doivent être publiées pour être examinées, débattues et soumises à un contrôle démocratique. Les investissements étrangers et le commerce doivent être dépouillés de leur caractère d’exploitation et transformés en outils de bien-être public, soumis au contrôle démocratique et à l’approbation des travailleurs, des paysans et des communautés locales par l’intermédiaire de leurs organes représentatifs.
– Pour une fédération socialiste régionale du Sahel et au-delà, basée sur la solidarité et la lutte commune contre l’impérialisme, le capitalisme et la catastrophe climatique.
– Une politique étrangère internationaliste, enracinée dans la solidarité de classe, et non dans le nationalisme et le chauvinisme. Lier la lutte des Burkinabés à un mouvement mondial pour le socialisme.
Conclusion : soutenez le peuple révolutionnaire, pas l’uniforme.
L’ascension de Traoré n’est pas une révolution en soi, mais une rupture. Elle exprime une profonde colère populaire et une aspiration révolutionnaire. L’ordre néocolonial décadent s’effondre.
La question qui se pose est la suivante : quelle est la prochaine étape ?
Nous comprenons pourquoi les gens se rallient à Traoré. Nous aussi, nous voulons une Afrique nouvelle, libre et digne. Mais sans le pouvoir de la classe ouvrière, l’auto-organisation démocratique et une direction révolutionnaire, même les régimes militaires les plus radicaux deviennent des pièges.
La réponse n’est pas dans les juntes militaires ou les illusions bonapartistes, mais dans la révolution socialiste au Burkina Faso, dans toute l’Afrique et dans le monde entier.
13-06-2025




