Virginia de la Siega est une camarade d’une longue et riche trajectoire militante dans le trotskysme, notamment dans le courant moreniste. Elle est entrée au PST argentin dans les années 70, a milité sous la dictature militaire et plus tard dans l’ancien MAS. Installée à Paris depuis de nombreuses années, elle a été militante du NPA depuis sa fondation, puis du CCR, duquel elle est partie en raison de ses divergences sur la guerre en Ukraine. Dans le cadre d’un cycle d’interviews à des militant.e.s de la gauche révolutionnaire en France, et connaissant sa vaste expérience, nous avons demandé à Virginia son point de vue sur l’actualité politique de ce pays.
Quelle est ta vision sur les résultats électoraux aux présidentielles et aux législatives ?
Commençons par dire que les élections, notamment législatives, montrent deux phénomènes alarmants. Le premier, très grave, est la normalisation et la croissance excessive de l’extrême droite. Le seconde, qui vient de beaucoup plus tôt, est l’abstention massive. Ce sont deux phénomènes différents, mais lorsqu’ils apparaissent ensemble, ils semblent liés.
L’abstention n’est pas un phénomène nouveau. Elle était déjà de 28,4% au premier tour de l’élection présidentielle de 2002, lorsque le candidat du Parti socialiste, Lionel Jospin, qui a obtenu 16,18% des suffrages, a été éliminé dès le premier tour au profit de Jean-Marie Le Pen, le candidat du Front national (FN), qui a obtenu 16,86%. Il faut rappeler que le FN est un parti d’extrême droite, négationniste, anti-immigré et profasciste. Le Pen père atteint ainsi le second tour face à Jacques Chirac, le candidat de la droite institutionnelle qui obtient 19,88%. Le Pen a été écrasé au second tour sur la base d’une mobilisation populaire de masse et de ce qu’on appelle en France le front républicain.
Après l’expérience de la Seconde Guerre mondiale et l’histoire de collaboration avec les nazis du régime de Vichy, un accord est trouvé entre tous les partis, y compris la gauche réformiste et auquel ont participé des partis comme la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), section de la Quatrième Internationale (SU) et prédécesseur du NPA. Face à une éventuelle victoire électorale de l’extrême droite, tous les partis du système appelleraient à voter au second tour le candidat le mieux placé pour la battre, qu’il soit de gauche ou de droite. Le 5 mai 2002, avec une participation électorale de près de 80% (le vote n’est pas obligatoire en France), Chirac est élu avec 82% des suffrages exprimés.
En 2017, l’abstention au premier tour était de 22,23%. Après un gouvernement de droite si impopulaire que Sarkozy a perdu sa réélection en 2012, et après un gouvernement socialiste dont la gestion a été si catastrophique que Hollande, le président sortant, n’a pas réussi à se représenter en 2017, il n’est pas étonnant que le premier tour fût dominé par deux candidats dont les partis se présentaient comme « hors système ». Emanuel Macron était le chef d’un parti créé à la hâte à partir de transfuges de la gauche et de la droite institutionnelles. Marine Le Pen était la présidente du FN, désormais rebaptisé Rassemblement national (RN). Le débat télévisé entre les deux tours a montré une Le Pen non préparée face à un Macron (ancien cadre de la Banque Rothschild et ancien ministre de l’Économie du gouvernement socialiste) en version « homme d’État ». Face au « danger Le Pen », le front républicain a travaillé dur : tous les partis ont appelé à voter Macron. Contrairement à 2002, il n’y a pas eu de mobilisations contre le RN et le peuple n’a pas jugé utile ou nécessaire d’aller voter contre. L’abstention au second tour était de 25,44%. Macron a remporté l’élection avec 66% des suffrages exprimés.
Pour les élections de 2022, Macron a joué à répéter le duel avec Le Pen. La France Insoumise (LFI), la gauche réformiste-radicale de Jean-Luc Mélenchon, montait dans les sondages. Se basant sur le fait que le front républicain le protégerait de Le Pen, Macron a entamé la diabolisation de Mélenchon et de « l’extrême gauche ». Au soir du premier tour, Mélenchon est une nouvelle fois empêché d’accéder au second tour par un peu plus de 420 000 voix. Les résultats du reste de la gauche (PCF, EELV et PS) ont été pitoyables. Une fois de plus, la gauche et la droite institutionnelles ont appelé à voter Macron. Si l’abstention du premier tour a été élevée (26,31%), celle du second (28%) additionnée aux votes nuls et blancs a donné un total de 34,24%. Macron l’a emporté avec 58,55% des suffrages exprimés, contre 41,45% du RN. Encore une fois, non seulement il n’y a pas eu de manifestations contre le RN, mais la progression de leurs votes entre 2017 et 2022 est alarmante.
Et nous arrivons aux législatives. La « nouveauté » de cette élection, c’est que la gauche institutionnelle (LFI, PS, EELV, PCF) a décidé de faire bloc. Face à son échec aux présidentielles, la gauche traditionnelle a compris que si elle ne voulait pas disparaître, elle devait accepter l’appel de LFI à l’unité. C’est ainsi que s’est organisée la NUPES (Nouvelle Union Populaire Écologiste et Sociale) : un accord électoral qui permettrait aux partis de la gauche institutionnelle de continuer à exister à l’Assemblée nationale. Le slogan de la campagne était « Mélenchon premier ministre ». En France, si le président n’a pas la majorité à l’Assemblée nationale, le parti y majoritaire impose le premier ministre. Dans ces cas, le président a encore quelques pouvoirs, comme les questions de défense et de politique étrangère -lui seul peut appuyer sur le bouton nucléaire- mais pour le reste, comme on dit ici, il « inaugure les chrysanthèmes ». En France, il y a eu trois périodes où la droite institutionnelle et le PS et ses alliés se sont partagé le gouvernement : deux sous Mitterrand (1986-1988 et 1993-1995) et une autre sous Chirac, où la droite a « cohabité » avec un premier ministre du PS (1997-2002).
L’abstention au premier tour a été énorme : 52,49%. Contre toutes ses attentes, le gouvernement a vu à son grand étonnement un nombre inhabituel de candidats de la NUPES et du RN accéder au second tour. Dans ce cadre, alors que pour la première fois il y avait un risque qu’un grand nombre de députés RN rentre à l’Assemblée nationale, la macronie n’a pas donné de mot d’ordre de vote « officiel ». Ils ont mis un signe égal entre le RN et LFI. Son argument était : il est dangereux de voter LFI contre les candidats RN, car si elle obtient la majorité à l’Assemblée nationale, elle fera élire Mélenchon premier ministre. Le front républicain est explosé en miettes. Dans les duels locaux, la droite, comme on le savait, a voté pour les candidats de Macron. Et ils ont voté pour ceux de droite. Le mot d’ordre n’étant pas étendu aux candidats de la NUPES appartenant au PS, à EELV ou au PCF, de nombreux candidats issus de ces partis ont été élus. Mais dans les cas de duels entre candidats RN et LFI, tant la droite que la macronie n’ont pas voté. L’abstention au second tour a été énorme : 53,77%.
Marine Le Pen est entrée à l’Assemblée nationale à la tête d’un bloc de 88 parlementaires, se targuant d’être le plus grand bloc d’opposition, puisque la NUPES, qui compte 151 députés, est un front de partis (76 de LFI et 75 de ses alliés de la gauche institutionnelle).
Malgré ses manœuvres, Macron a perdu la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Il lui manque 39 député.e.s pour faire passer ses lois, et il devra aller les chercher dans les blocs de l’opposition. A cela s’ajoute que le gouvernement ne peut plus appliquer l’article 49.3 de la Constitution, qui ne lui permet d’adopter un projet de loi sans vote que trois fois par an : approuver le budget, le financement de la sécurité sociale et un texte de plus, selon le cas.
Dans cette situation, et étant donné que tous les partis (à l’exception du secrétaire général et député du PCF, Fabien Roussel) ont rejeté l’appel à former un gouvernement d’union nationale, les marges de manœuvre de la macronie sont limitées. Une possibilité avec laquelle Macron a joué et joue est la dissolution de l’Assemblée nationale. Mais s’il le fait à moins d’un an des élections, il risque de rester encore plus minoritaire. Jusqu’à présent, il a négocié les premiers projets de loi avec les secteurs les plus proches, comme la droite institutionnelle (Les Républicains, LR) et le RN. Le RN s’est engagé, et s’est jusqu’ici conformé, à être une opposition « responsable ».
Pourquoi dis-toi que l’abstention et la montée de l’extrême droite sont deux phénomènes différents ?
Car jusqu’à présent il était impensable, par action ou par omission, de permettre à l’extrême droite d’accéder à la présidence ou, en masse, à l’Assemblée nationale. Diaboliser « les deux extrêmes » (RN et LFI) a été une décision politique de la macronie et de LR face au phénomène électoral qu’est la NUPES. Ils voulaient éviter que la haine des secteurs populaires envers Macron et sa politique ne soit canalisée vers elle, et notamment vers sa force « organisatrice » : LFI. Et ils l’ont fait même en sachant qu’ils risquaient de renforcer l’extrême droite, comme de fait s’est produit.
L’abstention c’est autre chose. C’est un phénomène sociologique-politique. Une petite explication s’impose ici. Entre 2000 et 2001, à la suite d’un accord entre Chirac et son premier ministre socialiste, une réforme constitutionnelle est menée et l’année suivante sa loi organique est votée. L’objectif était de profiter du fait que les élections législatives et présidentielles coïncideraient en 2002 pour réduire la durée du mandat présidentiel de sept à cinq ans, et d’inverser le calendrier électoral pour que les présidentielles précèdent les législatives d’une quelques semaines. Désormais, il n’y aurait plus d’élections qu’au début du gouvernement, c’est-à-dire une fois tous les cinq ans. L’objectif était de réaffirmer la primauté de l’élection présidentielle et de transformer les élections législatives en une « confirmation » du vote présidentiel pour éviter des futures cohabitations. Le résultat de ce compromis fut la perte d’intérêt pour le débat démocratique. Avant la réforme, il y avait deux élections législatives dans le même mandat présidentiel, ce qui donnait la possibilité de modifier le rapport de force. Si l’abstention avait déjà commencé à se manifester dans les années 90, conséquence du consensus néolibéral qui éliminait l’intérêt de voter à droite ou à gauche, après cette réforme et la loi de 2001 elle n’a cessé de croître.
Les élections de 2002 ont été avec des résultats contradictoires. Pourquoi les gens se sont-ils abstenu.e.s ? La gauche réformiste apparaît totalement divisée. Jospin, candidat PS et premier ministre, a fait campagne en disant à qui voulait l’entendre : « Mon programme n’est pas socialiste ». Imaginons la confusion dans la tête d’un.e militant.e socialiste ou même d’un.e militant.e syndical.e avec un minimum de conscience de classe. L’électorat socialiste traditionnel se demandait pour quoi d’aller voter. Ceux qui y sont encore allés ont donné leur voix tant aux anciens membres du PS de la « gauche plurielle », qui ont totalisé 12,9% des voix, qu’à l’extrême gauche. Celle de 2002 a été l’une des meilleures élections pour LO (5,72%) et pour la LCR (prédécesseur du NPA) qui a obtenu 4,25% des suffrages.
Maintenant, ce sont les raisons politiques. La question sociologique est : qui s’est abstenu en 2022 ? Les analyses montrent deux secteurs. Un secteur abstentionniste, et c’est un phénomène répandu dans tous les pays « avancés », est celui des jeunes entre 18 et 35 ans.
L’autre secteur abstentionniste, ce sont les catégories socio-professionnelles parmi lesquelles la NUPES a obtenu la majorité de ses suffrages : les travailleurs des services, des transports, de la santé, de l’énergie ou du commerce, tous ceux qui travaillaient en première ligne pendant la pandémie. Ce sont des travailleurs qui gagnent moins de 1 250 euros par mois ou entre 1 250 et 2 000. Les ouvriers de l’industrie, eux aussi majoritairement abstentionnistes, s’ils votent le font majoritairement pour le RN et non pour la NUPES.
Y a-t-il une explication pour que les jeunes s’abstiennent ?
Convenons qu’une élection législative où près de 54% des électeurs et plus de 70% de la jeunesse s’abstiennent est alarmante.
Pourquoi les jeunes s’abstiennent-ils ? Lors de la campagne pour le second tour des législatives, Mélenchon, que tous les sondages montraient comme l’homme politique préféré des jeunes, lançait un appel sur Tweeter : « 70% des 18-35 ans n’ont pas voté au premier tour des élections législatives. Bougez-vous un peu ! » L’abstention était encore plus forte au second tour : 71% chez les jeunes entre 18 et 24 ans et 66% chez ceux entre 25 et 35 ans.
Qui sont ces jeunes ? Ce sont ce que les sociologues appellent des adultes émergents. Ce sont eux qui subissent de plein fouet les conséquences de la crise systémique du capitalisme commencée en 2007-2008, dont nous ne sommes jamais sorti.e.s. Et cela est maintenant aggravé par les deux années de pandémie, par la guerre en Ukraine (qui a brisé l’illusion que grâce à l’UE nous aurions une paix éternelle en Europe) et par les conséquences de la crise environnementale, qui sont déjà impossibles à nier. Bien que cela ne puisse être généralisé, la majorité des jeunes ne croient pas aux formes d’organisation politico-partisane. Ils préfèrent militer dans des organisations comme Alternatiba, Extinction Rebellion ou agir dans les Black Blocs. Ils font partie du mouvement autonomiste qui, en nombre de personnes impliquées, en France est bien plus fort que le trotskysme. Ils se méfient donc des formes d’organisation des partis politiques, mais pas de tous les types d’organisation. Il y a un autre secteur qui s’est replié sur l’action individuelle, « l’activisme » horizontal, la politique DIO (do it ourselves, faisons-le nous-mêmes), qui pense qu’ils vont changer le monde individuellement, en adoptant des modes de vie plus « écologiques », plus « humains », plus en rapport avec l’environnement et manifestant de temps en temps pour un slogan ou signant une pétition. Mais les secteurs qui se mobilisent sont à la recherche de quelque chose de différent de ce qui est offert sur le marché. Ils se méfient des organisations politiques traditionnelles, mais sont disponibles pour une politique autre que celle des appareils.
Et il faut dire que le problème central est que le trotskysme français, de la LO, la LCR-NPA, au POI et au POID, a été incapable de faire une seule proposition qui mobilise cette nouvelle génération. A cela s’ajoute le terrible retard que nous accusons tous dans la reconstruction du mouvement ouvrier « sur un nouvel axe de classe ».
Tant les mobilisations de Nuit debout ! comme les gilets jaunes ou les marches organisées par Justice pour Adama en pleine pandémie ont montré que les jeunes sont prêts à affronter les charges de la police macroniste, et à perdre un œil, une main ou un pied avec le courage dont la jeunesse a fait preuve à toutes les générations. Il y a un large espace pour un nouveau type d’organisation politique qui, partant de ce que les jeunes ressentent et proposent, parvient à les organiser autour d’une politique anticapitaliste et pour le socialisme. Ils sont là en train d’attendre. L’existence de cet espace est prouvée par les près de 500 jeunes qui ont participé à l’Université d’été organisée par le CCR/RP, le groupe expulsé du NPA. Parviendront-ils à fonder un nouveau parti ? C’est toute la question. Mais au moins ils en essaient.
Face à cette situation, quel rôle joue le mouvement ouvrier organisé ?
Tout d’abord, il faut dire que tant les syndicats que la gauche réformiste française sont responsables de cette situation. Pour les travailleurs en général, les gouvernements des partis traditionnels qui se sont succédé au cours des 40 dernières années ont mené des politiques néolibérales et l’un a été pire que l’autre. C’est la raison pour laquelle Macron, un candidat inconnu, à la tête d’un parti inventé dans un bureau, a remporté les élections en 2017, et récidive en 2022, avec le vote de la droite, des retraités et au second tour de la gauche institutionnelle effrayée par le phénomène RN. En face de lui se trouvait une candidate d’extrême droite qui se présentait comme « la seule candidate antisystème ». Pour les ouvriers industriels au chômage dans le nord de la France -une région qui fut un fief du PCF et du PS-, trahis par les gouvernements institutionnels de gauche et de droite, deux options s’offraient : de ne pas voter ou de voter pour Le Pen. Il faut bien comprendre que voter pour le RN dans ces conditions ne veut pas dire qu’ils sont des fascistes convaincus. Ce sont des gens qui cherchent une issue. Nous savons que c’est une mauvaise issue, mais convenons que ni les syndicats ni les partis de la gauche anticapitaliste n’ont présenté d’alternatives évidentes. Le terrible c’est que, faute d’issue, le vote pour l’extrême droite continue d’augmenter.
Une mesure de l’intérêt suscité par les syndicats est qu’en 2019, date des dernières données, la syndicalisation est de 10,1%, dont la majorité sont des travailleurs de plus de 40 ans et des fonctionnaires de l’État. Seuls 2,7% des jeunes sont affiliés à l’une des différentes centrales syndicales (CFDT, CGT, Solidaires et FO). Pendant des décennies, la CGT, hégémonisée par le PCF, a été la majorité absolue. Aujourd’hui la CFDT, la centrale réformiste dont la politique est que la grève est le dernier recours, est majoritaire dans le pays dans le secteur privé.
Si la CFDT attaque la CGT c’est parce que, dit-elle, cette dernière appelle à la grève et fait descendre les gens dans la rue au lieu de négocier. La CGT, de son côté, est vraie qu’elle appelle à la grève et qu’organise des marches, mais son objectif est de « faire pression » sur le gouvernement et les patrons, en leur montrant ce qu’ils peuvent faire, dans l’espoir qu’ils « se ramollissent » et qui acceptent de s’asseoir à la table des négociations. Par exemple, chaque année, ils appellent à une marche ou à une journée de grève en septembre, au début de l’année de travail. Cette année, pour ne pas varier, la CGT appelle à une journée de grève interprofessionnelle pour une augmentation des salaires le jeudi 29 septembre, avec l’Union Syndicale « Solidaires » (un secteur syndical minoritaire, mais en général plus combatif et démocratique, malgré sa bureaucratisation rapide) et d’autres syndicats qui se sont joints à l’appel. Et ils ajoutent dans leur appel que cette revendication doit « s’inscrire dans une mobilisation longue et durable ». Les travailleurs, en plaisantant, appellent ces appels une journée « saute-mouton », car ils ne servent qu’à leur faire perdre une journée de salaire et n’ont aucune continuité. La CGT est une structure lourde et bureaucratique, incapable de mener une lutte nationale, comme l’ont déjà démontré les grèves contre les réformes des chemins de fer et des retraites. Les grèves sectorielles dures, qui, je peux vous l’assurer, continuent de se produire, se déroulent dans l’isolement et restent souvent entre les mains des dirigeants intermédiaires ou de base des syndicats locaux.
Pour vous donner un exemple, la dernière grande bataille que les travailleurs français ont menée contre Macron a été contre la réforme des retraites. C’était le mouvement de grève le plus fort depuis 2010 et le plus important depuis les années 1980. La réforme de la loi sur les retraites a été la réforme phare des cinq premières années de Macron. Selon la bourgeoisie, la raison pour laquelle ils l’avaient choisi. A l’exception du MEDEF (la centrale bourgeoise) et d’autres associations d’employeurs, personne n’était d’accord avec la réforme. Toutes les centrales syndicales, à l’exception des plus réformistes, s’unirent pour former l’Intersyndicale. À partir du 5 décembre 2019, le nombre de travailleurs qui défilaient à chaque mobilisation augmentait de jour en jour. Il y avait des marches qui ont mis jusqu’à un million de personnes dans les rues. Le taux de grévistes dans toutes les spécialités du chemin de fer, des métros et bus, de l’éducation nationale, d’EDF, de la fonction publique et de la santé était très élevé. Les travailleurs des transports étaient à l’avant-garde de la lutte. Enfin, lorsque la date des vacances de Noël est arrivée, la direction de la CGT et de la CFDT a appelé à mettre fin à la grève. Les travailleurs du métro et les cheminots ont refusé. Réunis en assemblée par lieu de travail, ils ont voté pour continuer. Paris était arrêté. Il n’y avait qu’un service de métro et d’autobus minimal pour se rendre au travail et en revenir. Les mobilisations et les grèves se sont poursuivies jusqu’en janvier, avec une répression policière brutale. Le 10 janvier, après 37 jours consécutifs de grève (du jamais vu une grève comme celle-ci depuis 1987) et une nouvelle journée de manifestations nationales, Édouard Philippe, le premier ministre, annonce le retrait « provisoire » de l’âge obligatoire de la retraite, le point par dont la CFDT a soutenu la mobilisation. La CFDT et le MEDEF se sont déclarés satisfaits. L’Intersyndical, avec les organisations étudiantes, a appelé à de nouvelles grèves et mobilisations jusqu’à ce que la loi soit retirée dans son intégralité. Mais nous étions déjà au début de la pandémie et le mouvement commençait à décliner. Le gouvernement a menacé de faire passer la loi en utilisant l’article 49.3. Cela a conduit l’Intersyndicale à lancer un nouvel appel à la grève. Mais nous étions déjà confrontés au Covid-19 dans toute sa splendeur. Le confinement et les mesures anti-pandémie, ajoutés à la fatigue, ont mis fin au mouvement. Mais pas avant que Macron n’ait dû accepter de retirer « temporairement » la loi.
Une autre erreur des organisations syndicales a été leur attitude face au phénomène des gilets jaunes. Aucune direction syndicale n’a tenté un quelconque rapprochement, même si dans leurs rangs figuraient leurs adhérents qui se sont mobilisés sur les ronds-points aux sorties des villes et agglomérations, et sur Paris. Ils sont ainsi l’un des responsables non seulement de l’épuisement et de la disparition de ce mouvement, mais aussi d’avoir laissé l’extrême droite semer la pagaille dans leurs rangs. L’unité entre les centrales ouvrières et les gilets jaunes aurait changé la donne dans le pays lors des grèves contre la réforme des retraites. Cela s’est manifesté lors de la grève avec la participation spontanée de différents groupes de gilets jaunes aux rassemblements des travailleurs du métro dans différents quartiers de Paris.
Ce qui est clair, c’est qu’il y a un nouveau prolétariat différent de celui que ces centrales ont connu. Cela est devenu évident fin 2019. La grève contre la réforme des retraites a fait émerger une nouvelle avant-garde de jeunes dirigeants syndicaux dans des secteurs tels que les transports et les chemins de fer, le commerce et l’énergie. C’est une très jeune avant-garde, composée de fils, filles, petites-filles et petits-fils d’immigrés des colonies françaises arrivés dans les années 1950 et 1960. Ce n’est pas le prolétariat « masculin et blanc » auquel la CGT ou les syndicats traditionnels sont habitués. Ils ont leurs propres codes. Ils vivent dans les quartiers ouvriers autour de Paris et des grandes villes. Ce sont les secteurs qui ont non seulement été en première ligne lors du dernier combat contre Macron, mais également lors de la pandémie. La pandémie a été un frein au mouvement amorcé en 2019. Il faudra voir si cela reprend au bout de deux ans. Mais il faut aussi prendre en compte qu’il s’agit d’un mouvement ouvrier très jeune, fragmenté, précaire, et, surtout, qu’il a une conscience de classe latente qui lui permet d’affronter instinctivement la bureaucratie syndicale. Faire en sorte que cette conscience prenne forme et s’exprime consciemment est la grande tâche de la gauche révolutionnaire dans ce pays.
Et l’extrême gauche française ?
Les partis de la gauche anticapitaliste, comme le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) ou Lutte ouvrière (LO), pour ne citer que les deux plus connus, se sont aussi montrés incapables non seulement de canaliser ces phénomènes, mais pas même de les comprendre. S’il est vrai que les élections bourgeoises ne sont pas le terrain le plus favorable aux révolutionnaires, les scores de vote pour l’extrême gauche ont été très faibles : 0,77% pour Philippe Poutou (NPA) et 0,56% pour Nathalie Arthaud (LO). Avec plusieurs milliers de membres, LO est la plus grande organisation trotskyste en France. Le grand espoir qu’était le NPA a été frustré dans l’œuf à la suite d’une direction incapable et d’une politique démagogique et de suivisme envers les secteurs réformistes qui sont entrés en masse puis sont partis vers des pâturages plus verts comme LFI, qui leur assurait des postes de député.e.s. Le NPA est l’exemple le plus clair de l’échec de la politique de partis larges sans délimitation idéologique promue par la direction majoritaire du Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale. Désormais, la tendance majoritaire du NPA, qui leur est liée, est en pleine tournant sectaire. D’abord, elle a éliminé un secteur de l’aile gauche, le CCR, et maintenant, au prochain congrès, il veut éliminer toutes les tendances gauchistes, au nom de l’application d’un « centralisme démocratique » qui n’a jamais existé chez la LCR, la section du SU fondatrice du NPA.
Comment s’en sortir de cette situation ?
Ce sera très difficile et il faudra être très patient. Tout est à reconstruire. Il faut tout repenser. Il nous faut un nouveau type de parti qui fasse la synthèse entre notre expérience, celle des jeunes et celle de cette nouvelle avant-garde syndicale qui émerge en France. Nous devons expliquer ce que nous entendons par socialisme, et que cela n’a rien à voir avec l’idée que le stalinisme a diffus. Que cette variante anti-démocratique et anti-ouvrière était un cauchemar dirigé par quelques bureaucrates qui n’ont eu aucun mal à devenir, plus tard, en oligarques capitalistes. Il faut réimposer l’idée que les classes sociales existent et qu’elles sont en guerre. Et faire prendre conscience que, comme l’a dit Warren Buffet, nous, les travailleurs/euses, sommes en train de la perdre. Nous devons surmonter la fragmentation dans laquelle le capitalisme dans sa phase sénile nous a plongés et nous unir en tant que classe sur la base de nos besoins et nos objectifs communs si nous voulons mener cette guerre dans de meilleures conditions. En ce qui concerne les jeunes, je suis d’accord qu’il n’y a pas de Planète B et que la situation est grave. Mais pas si grave qu’on se dise qu’il n’y a pas d’avenir. Il y a un avenir pour nos jeunes et leurs enfants, mais cela dépendra de leur volonté de lutter contre ce système capitaliste qui nous anéantit. Et cela ne se fait pas seulement en signant des pétitions en ligne, en allant à des marches ou en faisant grève. Tout cela doit être fait. La grève et la mobilisation sont les principales méthodes de lutte de notre classe. Mais en plus, il faut s’organiser pour se battre et pour durer car le combat va être long et dur, et nous venons de loin derrière. Et pour cela, il faut un parti.
En ce sens, le drame de la situation en France est que le meilleur propagandiste de ce que doit être une société en marche vers le socialisme est Jean-Luc Mélenchon. Mais il s’en sert pour détourner ses partisans vers une variante parlementaire sans issue, dans une organisation qui est un magma sans forme, sans congrès, sans tendances ni réunions, où tout se discute mais rien ne se vote, et chacun, apparemment, « fait ce qu’il veut ». Très démocratique en théorie, mais la réalité est que les grandes décisions sont prises d’en haut par Mélenchon et son entourage, sans rendre compte à personne. C’est peut-être pour cette raison qu’une grande partie de la jeunesse et des travailleurs, qui flairent l’hypocrisie à des kilomètres de là, bien qu’approuvant son programme, ne sont pas allés voter pour lui.
Que penses-toi de la crise économique et environnementale ? Quelles mesures doivent être appliquées ?
Je ne suis pas une experte des changements environnementaux ou des mesures à prendre. Il y a des gens très sérieux à gauche qui se consacrent à cela. Ce que je dis, c’est que nous ne pouvons pas croire l’histoire des gouvernements des pays du capitalisme avancé. La solution n’est pas de trouver des moyens de produire de l’énergie pour remplacer les énergies fossiles afin de continuer à vivre comme avant. La voiture électrique -qui est présentée comme la solution pour réduire la pollution dans les villes européennes et yankees- conduit à la destruction de l’environnement et à l’extinction des communautés latino-américaines qui vivent là où le lithium, les terres rares et autres minéraux sont nécessaires pour les faire. Et quoi dire de l’endroit où ils vont mettre les piles au lithium quand il faudra les changer. Cela va causer le même problème qu’il y a maintenant avec les déchets des centrales nucléaires dans une version plus, plus, plus. Le plus ridicule de tous est que ces voitures, pour fonctionner, ont besoin de l’électricité produite par le gaz, le charbon, le pétrole et les centrales atomiques, qui vont devoir travailler encore plus, polluant encore plus l’atmosphère et l’environnement. Mais, oui, l’air dans les villes va être très propre… C’est le comble de l’absurdité qu’Olivier Veran, le porte-parole officiel, nous dit qu’il faut débrancher le Wi-Fi pour économiser l’énergie et en même temps il fait la propagande à la voiture électrique car « elle prend soin de l’environnement » ! La solution n’est pas plus de voitures électriques pour remplacer les actuelles diesel ou essence : c’est d’avoir des moyens de transport en commun gratuits et fiables pour ne pas avoir besoin de voiture. Mais fondamentalement, il s’agit de ne produire que le nécessaire et de redistribuer les richesses existantes pour que nous puissions tous jouir d’un niveau de vie décent et pour permettre à notre pauvre planète de se redresser. Mais rien de tout cela, qui relève du simple bon sens, n’est possible dans le système capitaliste, qui a besoin d’augmenter en permanence la production pour exister. C’est pourquoi cela n’est pas résolu avec des mesures intermédiaires. Comme Mercedes « La Negra » Sosa chantait quand j’étais jeune : « Celui qui ne change pas tout / ne change rien ».
Dans quel état en est la discussion en France sur la guerre en Ukraine ?
Pour moi, c’est une question douloureuse, car elle m’a amené à la rupture avec le CCR, avec lequel j’ai été exclu du NPA l’année dernière. Curieusement, le NPA, qui a conservé certaines de ses réflexes trotskystes, a une position moyennement correcte, même s’il penche un peu du côté de l’impérialisme. Le CCR, en revanche, a adopté une position campiste, qui pourrait avoir une certaine justification dans le cas de sa « maison-mère » en Argentine, mais pas ici en Europe. Je peux comprendre que les pays qui ont subi l’ingérence de l’impérialisme yankee, comme l’Argentine et toute l’Amérique latine, aient une position campiste : l’ennemi de l’impérialisme yankee est mon ami. Cela les amène à croire l’histoire de Poutine selon laquelle l’Ukraine est une création de Lénine, regorge de fascistes et est un pion de l’OTAN dans les échecs mondiaux. Mais attention, comprendre ne veut pas dire justifier. Comme j’ai entendu un soldat anarchiste ukrainien le dire philosophiquement dans un documentaire interrogé à ce sujet : « ce que les pays du tiers-monde doivent comprendre, c’est que si pour eux l’impérialisme c’est l’Europe et les États-Unis, pour nous [et j’ajoute : comme pour toute l’Europe qui a vécu sous la botte stalinienne] l’impérialisme c’est la Russie ». Si cela n’est pas compris, on ne peut pas comprendre que ceux qui aident le plus l’Ukraine, surtout en proportion de leurs moyens, sont les pays de l’Est, comme la Pologne et les pays baltes. Ni que le mouvement de solidarité avec le peuple ukrainien est plus fort dans les anciennes républiques « soviétiques », comme en Biélorussie même. Cela ne veut pas dire que je sois en faveur des sanctions que les pays impérialistes ont imposées au peuple russe. Car ce ne sont pas les « oligarques » qui souffrent. Ils sont assurés. Ils pourraient perdre un yacht ici ou un fonds là-bas. Mais la souffrance est subie par le peuple russe, et tout cela parce que l’impérialisme yankee a le vague espoir que cela provoquera un soulèvement contre Poutine. La seule chose qui puisse en être la cause est la défaite de la Russie dans cette guerre de « choix » que mène Poutine.
Alors, ma position, pour ce qu’elle vaut, est la position du trotskysme « classique » : face à l’invasion d’un pays indépendant par l’impérialisme qui l’a dominé pendant des siècles, nous sommes du côté de la nation opprimée. Cela ne veut pas dire que nous soutenons Zelensky, qui est un dirigeant bourgeois qui profite pour faire passer à la volée des lois anti-ouvrières et répressives. Mais oui, nous soutenons la lutte du peuple ukrainien qui prend les armes contre l’envahisseur. Nous ne demandons pas à nos gouvernements impérialistes des armes pour l’Ukraine. Nous savons que ces armes s’accompagnent d’un engagement noué par Zelensky et par la bourgeoisie ukrainienne et que ces engagements sont pris sur la base de la répression et de l’assujettissement du prolétariat ukrainien pendant et après la guerre, quel qu’en soit le vainqueur. Mais nous sommes pour que le peuple ukrainien réclame des armes dont il veut pour se défendre, qu’il s’agisse de l’OTAN, de l’Union européenne ou des États-Unis. La position selon laquelle « pour arrêter la guerre, nous devons les empêcher de donner des armes à l’Ukraine », qui soulève un secteur de la gauche européenne anti-guerre soi-disant pacifiste, c’est du campisme pro-Poutine qui ne veut pas dire son nom. Pour moi, la seule chance d’une paix durable est la victoire de l’Ukraine sur l’impérialisme de la Fédération Russe. Et ne me dites pas qu’« une victoire de l’Ukraine renforce l’impérialisme » : une victoire de l’Ukraine renforcera le peuple ukrainien, qui demandera des comptes à son chef bourgeois, Zelensky, pour avoir utilisé la guerre pour faire passer les mesures qui restreignent ses libertés et droits, et de le livrer pieds et poings liés à l’impérialisme européen. Une victoire du peuple ukrainien encouragera l’opposition la plus progressiste à Poutine en Russie. Une victoire du peuple ukrainien renforcera les luttes de tous les peuples soumis contre leurs diverses puissances impériales.