Depuis plus de 45 jours, le Pérou est au centre de la scène politique et de la lutte des classes en Amérique latine. Comme au Chili, en Équateur, en Colombie, en Haïti et à Porto Rico, il y a aujourd’hui au Pérou un nouveau processus de mobilisations qui a atteint un développement très profond et une crise terminale du régime.
Nadia Burgos, depuis Lima, 26/1/23
Cette situation s’est aggravée avec la chute du gouvernement Castillo, qui, comme nous l’avons souligné depuis la LIS, n’était pas une surprise. Les concessions permanentes à la droite dans la recherche d’un consensus et l’abandon du programme sur la base duquel il a été élu l’ont empêché de mettre fin à la crise économique et sociale qui touche le pays depuis des décennies.
Castillo a rompu avec la base sociale qui l’avait porté à la présidence et s’est engagé dans une impasse. Sous la pression de la droite, qui a tenté de faire passer sa vacance par le parlement, il a annoncé le 7 décembre 2022 une série de mesures, dont la fermeture du Congrès lui-même. La réponse a été la vacance de Castillo et l’arrivée, par un coup d’État parlementaire, de Dina Boluarte, la vice-présidente qui avait déjà démontré son alignement sur la droite.
Des mobilisations éclatent
Lorsque le nouveau gouvernement a pris ses fonctions, des mobilisations ont éclaté dans tout le pays. Après près de deux mois de lutte, le peuple péruvien a expérimenté de multiples moyens de lutte avec un objectif clair : la démission de Dina Boluarte. Le processus de mobilisation a permis de dissiper la confusion. Dans un premier temps, un secteur a demandé la réintégration de Castillo.
L’approfondissement du débat a rapidement fait apparaître que la crise sociale et politique ne pouvait être résolue en changeant les figures ou par les institutions qui gouvernent aujourd’hui. C’est pourquoi les rues ont commencé à réclamer la démission de Dina, la fermeture du Congrès et la convocation d’une Assemblée constituante. Cela montre que la droite en général et le fujimorisme en particulier n’ont pas d’autre réponse dans la vie politique du Pérou que la répression. Le peuple exprime son ras-le-bol et progresse dans la rupture avec l’ancien régime politique raciste et bourgeois.
Les expressions de la protestation se radicalisent avec des barrage de routes, des saisies d’aéroports, de mines et la mobilisation avec la saisie de Lima les 19 et 24 janvier.
Depuis la Ligue internationale socialiste, nous avons participé activement aux actions et promu une solution indépendante de classe face à cette situation, en proposant la nécessité de coordination des organisations en lutte, afin qu’elles prennent le pouvoir et l’appel à une Assemblée constituante libre et souveraine.
Tu ne tueras ni par la faim ni par les balles
La réponse du régime aux mobilisations a été une escalade répressive ; des balles et du gaz sur les marches et les barrages routiers, persécution et emprisonnement des dirigeants et des militants. Il a également diffusé des discours visant à criminaliser la protestation, accusant de terroristes ceux et celles qui s’organisent et qui ont exprimé leur rejet de Dina et du Congrès.
L’avancée sur Lima des contingents de l’intérieur du pays, des indigènes, des paysans, des étudiants, des colons pauvres, des petits commerçants -même des secteurs de la classe moyenne qui, au début de tout ce processus, avaient une attitude désintéressée- s’est radicalisée au fur et à mesure que la répression aveugle progressait.
Le samedi 21 janvier, l’expression ultime de l’autoritarisme répressif du gouvernement a été l’intervention de l’Universidad Nacional Mayor de San Marcos, où la police a pris d’assaut le campus universitaire avec des tanks et des violences policières. L’entrée violente de 500 policiers dans l’université a entraîné l’arrestation de 193 personnes, dont une femme enceinte, une fillette de 8 ans et des personnes âgées. Grâce à la lutte persistante, en moins de 48 heures, tous les détenus ont été libérés et l’impact de la situation a non seulement réveillé le mouvement étudiant mais a également mis en danger la continuité du rectorat, pièce clé pour déclencher la répression.
La brutalité du gouvernement Dina est fortement rejetée par de plus en plus de secteurs qui, voyant les conséquences de la répression, rejoignent la lutte. Et dans les secteurs mobilisés, il y a une grande radicalisation. A Puno, une grève sèche (grève générale) a été organisée. Il y a également eu des grèves des travailleurs des mines et de la pêche, ainsi que des menaces de fermeture d’oléoducs et de centrales électriques.
Cette dynamique impacte également sur les secteurs et les directions réformistes qui sont dépassés par la situation. Ceux qui se sont conciliés à plusieurs reprises et sont restés à l’aise au sein des institutions bourgeoises tombent maintenant dans cette spirale de crise. Le Nouveau Pérou et toutes ses expressions internes, les dirigeants les plus éminents comme Verónika Mendoza, ne sont pas allés au-delà des déclarations formelles et des propositions pacifistes dans le cadre de la démocratie bourgeoise et du régime actuel.
De même, la CGTP (Confédération générale des travailleurs du Pérou), bien qu’elle mobilise d’importants contingents, est loin de se proposer pour coordonner les secteurs en lutte et pour diriger le processus dans son ensemble. C’est également une tâche du mouvement ouvrier de se débarrasser de ces directions bureaucratiques et c’est la responsabilité de la gauche révolutionnaire de mener la lutte pour une nouvelle direction classitee et de lutte.
L’ampleur de la mobilisation rend peu probable le maintien au pouvoir de Boluarte. La seule alternative qu’ils peuvent offrir à contrecœur est d’avancer les élections. Une mesure qui, dans le cadre de la constitution fujimoriste de 1993 et avec les autorités électorales actuelles, sera un nouveau piège dans le seul but d’arrêter ce processus.
Une issue de fond
Depuis notre arrivée à Lima, nous avons accompagné nos camarades péruviens de la LIS dans toutes les mobilisations, rencontré de nombreux dirigeants et exprimé notre point de vue selon lequel nous sommes au cœur d’une lutte très profonde. Les conditions sont favorables pour que cette lutte courageuse et héroïque soit gagnée. Nous mettons notre effort militant au Pérou et notre solidarité internationale absolument au diapason de cet objectif.
Le débat sur la manière de sortir de cette crise se déroule dans la rue et dans les organisations syndicales, politiques, indigènes, étudiantes, sociales. Au Pérou, les travailleurs et les secteurs populaires ont déjà fait l’expérience face aux propositions de sortie par les règles des institutions de ce régime. Le résultat a été six présidents en six ans, l’approfondissement de la crise sociale et économique. En tant que révolutionnaires, nous constatons que les voies institutionnelles du régime ont carrément échoué. Afin de renverser la crise, il faut préparer et lutter pour une solution révolutionnaire.
C’est pourquoi depuis le LIS nous exprimons qu’il est urgent d’impulser la coordination des secteurs de lutte, afin de renforcer et de continuer la mobilisation populaire et que cette coordination prend en charge un gouvernement provisoire. En même temps, lutter pour la convocation d’une Assemblée constituante libre et souveraine, pour débattre des mesures nécessaires pour résoudre réellement les grands problèmes sociaux, raciaux, économiques et pour réorganiser le pays sur de nouvelle bases. Avec cela, nous, les révolutionnaires, devons nous unir pour lutter encore plus fort pour cette solution. Au sein du processus de mobilisation et dans les différents secteurs en lutte, nous devons approfondir le travail de regroupement des révolutionnaires, des communautés autochtones, des étudiants et de ceux et celles qui veulent lutter pour cette issue.
Depuis la LIS, nous réitérons cet appel au regroupement des secteurs révolutionnaires. La gauche révolutionnaire a ce grand défi. Nous appelons à l’unité pour mener cette bataille afin de conquérir une fois pour toutes un gouvernement de ceux et celles qui n’ont jamais gouverné au Pérou : les travailleurs, les travailleuses, les secteurs populaires.
Pourquoi il faut défaire la Constitution fujimoriste de 1993
Lorsque Fujimori a remporté les élections en 1992, le Consensus de Washington a été mis en œuvre. Le Département du Trésor, le FMI et la Banque mondiale ont fait adopter un document de politique économique néolibérale. Rédigé par John Williamson et des représentants de l’establishment, il est devenu la feuille de route du président élu, convoqué expressément pour recevoir ces ordres. Un point du document du Consensus demandait la privatisation de toutes les entreprises, en l’occurrence les 228 entreprises détenues par le Pérou. Il est ainsi devenue le seul pays à privatiser toutes ses entreprises. Dans le feu de cette politique dictée par le Nord, la Constitution néolibérale de 1993 a été élaborée, sans aucun garde-fou pour les intérêts du pays. Même les États-Unis subventionnent leurs agriculteurs. L’État péruvien ne peut ni intervenir ni mettre en œuvre des mesures de protection des droits.
Avec la Constitution de Fujimori en vigueur aujourd’hui, 71 droits ont été supprimés. Les habitants ne sont pas considérés comme des citoyens ayant des droits, mais comme de simples consommateurs. Un examen rapide de certains articles de la Constitution qui reflètent l’esprit capitaliste néo-libéral démontre son caractère réactionnaire :
- Art. 19. « Les universités, instituts supérieurs et d’autres établissements d’enseignement constitués conformément à la législation pertinente sont exonérés de tous les impôts directs et indirects. Pour les établissements d’enseignement privé générant des revenus qualifiés par la loi comme de profits, l’application de l’impôt sur le revenu peut être établie ».
- Art. 58. « L’initiative privée est libre. Elle s’exerce dans une économie sociale de marché. Sous ce régime, l’État guide le développement du pays et agit notamment dans les domaines de la promotion de l’emploi, de la santé, de l’éducation, de la sécurité, des services publics et des infrastructures ».
- Art. 59. « L’État stimule la création de richesses et garantit la liberté du travail et la liberté d’entreprise, de commerce et d’industrie ».
- Art. 60. « L’État ne peut exercer à titre subsidiaire une activité entrepreneuriale, directe ou indirecte, qu’autorisé par loi expresse pour des raisons de haut intérêt public ou d’utilité nationale manifeste ».
- Art. 61. « L’État facilite et contrôle la libre concurrence. Il combat toutes les pratiques qui la limitent et l’abus de positions dominantes ou monopolistiques ».
- Art. 62. « Les clauses contractuelles ne peuvent être modifiées par des lois ou autres dispositions de quelque nature que ce soit. Les litiges découlant de la relation contractuelle sont uniquement réglés par arbitrage ou par voie judiciaire, selon les mécanismes de protection prévus par le contrat ou envisagés par la loi. Par le biais de contrats juridiques, l’État peut établir des garanties et fournir des sûretés. Elles ne peuvent être modifiées par voie législative, sans préjudice de la protection visée à l’alinéa précédent ».
- Art. 66. « Les ressources naturelles, renouvelables et non renouvelables, constituent le patrimoine de la Nation. L’État est souverain dans leur exploitation. Les conditions de leur utilisation et de leur concession à des personnes privées sont fixées par une loi organique. La concession confère à son titulaire un droit réel, soumis à telle norme juridique ».
Ce sont quelques-unes des raisons qui rendent indispensable l’appel à une Assemblée constituante libre et souveraine pour mettre fin au fujimorisme et à son ingérence.