Par Alberto Giovanelli
Il y a plus d’un demi-siècle, une révolte étudiante soutenue par une grève générale prolongée a défié le pouvoir en France dans sa quête d’une transformation de la société, une explosion qui a ébranlé le pouvoir et marqué un tournant non seulement dans l’histoire moderne de la puissance européenne, mais qui s’est étendue à une grande partie du monde.
Une fois de plus, nous comprenons que l’examen des causes et des conséquences d’un processus social dans un pays central est indubitablement d’actualité car il nous oblige à réfléchir et à tenter de répondre aux nouveaux défis auxquels sont confrontés les révolutionnaires du monde entier.
En 1968, en France, plusieurs générations ont convergé dans leur quête de subversion des anciennes structures, de l’ordre moral et culturel, un sursaut qui a remis en cause les hiérarchies, les coutumes, qui s’est répandu dans tout le pays et a ébranlé le réajustement économique de la France d’après la Seconde Guerre mondiale.
Alors que le chômage creuse le fossé des inégalités sociales et laisse une grande partie de la population sans ressources, les jeunes, nés après la Seconde Guerre mondiale, veulent se faire entendre et revendiquer collectivement des changements sociaux pour moderniser une société régie par l’autoritarisme patriarcal du président-général Charles de Gaulle, au pouvoir depuis une dizaine d’années.
Cependant, le mai français n’a pas été le seul mouvement de protestation dans le monde en 1968, année au cours de laquelle la jeunesse est descendue dans la rue en Allemagne, au Brésil, au Mexique, en Pologne, en Tchécoslovaquie et au Japon, entre autres.
La différence est qu’en France, la réponse populaire a été multisectorielle et a fini par paralyser le pays avec une grève prolongée, qui a duré entre trois semaines et un mois.
Si les manifestations et les grèves ont été baptisées « Mai français », elles ont commencé en mars et se sont poursuivies jusqu’à la fin du mois de juin, lorsque le gouvernement conservateur de De Gaulle a réussi à s’accommoder mieux que prévu d’un scénario aussi inédit que surprenant.

68 a commencé avec toute une génération de jeunes politisés, formés aux mobilisations anti-impérialistes, enflammés par l’appel à réaliser « un, deux, plusieurs Vietnam ». Une avant-garde très active et militante s’était formée en France et dans de nombreux autres pays, brandissant les bannières de Che Guevara, de Mao, de Trotsky, de l’anarchisme. C’est cette avant-garde politique de la jeunesse qui a été le facteur le plus dynamique pour déclencher et porter le mai français le plus loin possible.
Le choc de cette avant-garde de la jeunesse, et du mouvement étudiant en général, avec le régime globalement répressif, autoritaire, bonapartiste et paternaliste de De Gaulle qui, outre l’étouffement quotidien à tous les niveaux de la vie – y compris le verticalisme dans l’éducation et le puritanisme dans la morale sexuelle – répondait à tout conflit par l’envoi de la police, la sanction et l’expulsion des étudiants des facultés, ainsi qu’en laissant libre cours aux agressions des groupes d’ultra-droite.
Le 22 mars, un groupe d’étudiants revendiquant le changement occupe l’université de Nanterre sous la direction, entre autres, de Daniel Cohn-Bendit (Dany le Rouge) et du jeune leader trotskiste Alain Krivin. La révolte commence dans cette université de la banlieue parisienne, et le « Mouvement 22 mars », qui s’est autoproclamé, se rebellera comme l’un des groupes les plus actifs lors des manifestations.
Des centaines d’étudiants universitaires se sont joints à la rébellion, rejoints par des intellectuels et des personnalités culturelles comme Jean-Paul Sartre et Michel Foucault, également en désaccord avec les guerres d’Algérie et du Vietnam, dans des manifestations festives avec des slogans tels que « Interdit d’interdire », « L’imagination au pouvoir » ou « Soyons réalistes, demandons l’impossible ».
Début mai, l’université de Nanterre a été fermée pour éviter une occupation étudiante, mais les étudiants se sont déplacés vers l’emblématique Sorbonne.
La répression à l’intérieur de la Sorbonne, lieu considéré comme intouchable dans l’inconscient collectif français, a étendu la rébellion au reste du pays et a été déterminante pour permettre la convergence, quelques jours plus tard, des luttes sociales qui allaient marquer le mois de mai français.
La situation contraint De Gaulle à encourager ses alliés les plus extrémistes à briser la grève massive avec des volontaires militants et des groupes d’extrême droite pour intimider les étudiants.
La répression échauffe les esprits et conduit à ce que l’on appelle la « La nuit des barricades », qui a lieu le 10 mai et qui marque un tournant dans la révolte. Les jeunes membres de la Jeunesse communiste révolutionnaire, sous la direction de Krivine, jouent un rôle très important dans le développement de l’unité des étudiants et des travailleurs et s’opposent radicalement à la politique de claudication du Parti communiste et de la CGT.
Les syndicats de travailleurs, malgré le Parti communiste français (PCF), se joignent aux manifestations et appellent à une grève illimitée à partir du 13 mai, initiant un cycle politique de radicalisation sans précédent.

Le mouvement ouvrier français a massivement rejoint le conflit initié par les étudiants, à travers la grève générale et les occupations d’entreprises, avec ses propres revendications de classe. Celles-ci étaient formulées en termes de revendications syndicales – bien plus radicales que ne l’admettaient le PC français et la CGT – mais au-delà, il y avait un mécontentement plus général à l’égard de l’exploitation et de l’aliénation, un rejet général du système capitaliste et de sa logique marchande. Mais cela n’a pas abouti à une formulation politique globale alternative, à un programme clair.
Dans l’ensemble, la direction politique et syndicale du mouvement ouvrier est maintenue par le PC et la CGT, dont l’orientation stalinienne les rend profondément opposés à toute évolution révolutionnaire possible. Il y a eu des débordements locaux et partiels, mais aucune tendance au développement de nouvelles directions plus à gauche. Néanmoins, le trotskisme est un courant important du Mai français, contribuant à la radicalisation de la contestation et à la construction d’une alternative révolutionnaire naissante.
La classe ouvrière est empiriquement à la gauche du PC, tant du point de vue que les « accords de Grenelle » (concessions relativement petites faites par le gouvernement pour désamorcer le conflit) ne lui suffisent pas, que du point de vue que le gouvernement de Gaulle doit tomber, une question que le PC lui-même doit soutenir discursivement sans jamais vouloir la mener jusqu’au bout.
Mais il n’y avait pas de programme positif propre, pas d’articulation d’une issue propre aux travailleurs, et encore moins d’outils politico-organisationnels pour la porter. En l’absence d’un tel programme, la stratégie politique du PC-CGT a fini par s’imposer, consistant à laisser survivre le gouvernement, à lever la grève et à tout orienter vers les élections.
C’est pourquoi le processus de 68 a atteint une limite objective impossible à dépasser. Tout ce qui n’avance pas recule. Si le problème de la direction révolutionnaire ne peut être résolu, les choses reviendront tôt ou tard à la normale. Sans avancer vers le double pouvoir ou l’insurrection, la grève générale se terminera nécessairement, que ce soit avec des victoires plus ou moins partielles, avec des acquis politiques plus ou moins importants.
Le Mai français nous laisse d’innombrables leçons, non seulement l’intervention dans les grèves et les conflits, mais aussi une politique de construction électorale, d’intervention dans les médias, de maturation des cadres politiques et politico-organisationnels. Il nous interroge sur la nécessaire élaboration d’un bagage théorique, politique et discursif, sur la formation et l’éducation politique de toute une génération de militants et de sympathisants, sur la conquête de l’influence sur les grandes masses par l’avancement des positions dans les organisations syndicales, et sur leur formation à partir de l’expérience des petits et grands événements de la vie politique et syndicale quotidienne.
Le Mai français démontre que la construction de cet outil politique, auquel nous sommes attachés au sein de la LIS, est incontournable si nous voulons transformer profondément la réalité, et que sans lui aucun effort spontané du mouvement ouvrier et de la jeunesse, aucune radicalisation des méthodes ne peuvent suffire à eux seuls.